Les objets dans Le voyageur sans bagage
 

 

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TROISIÈME TABLEAU

La chambre de Jacques Renaud et les longs couloirs sombres de la vieille maison bourgeoise qui y aboutissent. D'un côté un vestibule dallé où vient se terminer un large escalier de pierre à la rampe de fer forgé. Mme Renaud, Georges et Gaston apparaissent par l'escalier et traversent le vestibule.

[...]

Mme RENAUD, lui montrant une grosse malle.

Tiens, regarde ce que j'ai fait descendre du grenier...

GASTON

Qu'est-ce que c'est ? ma vieille malle ? Mais vous allez finir par me faire croire que j'ai vécu sous la Restauration...

Mme RENAUD

Mais non, sot. C'est la malle de l'oncle Gustave et ce sont tes jouets.

GASTON ouvre la malle

Mes jouets !... J'ai eu des jouets, moi aussi ? C'est pourtant vrai, je ne savais plus que j'avais eu des jouets...

Mme RENAUD

Tiens, ta fronde.

GASTON

Une fronde... Et cela n'a pas l'air d'une fronde pour rire...

Mme RENAUD

En tuais-tu des oiseaux, avec cela, mon Dieu ! Tu étais un vrai monstre... Et tu sais, tu ne te contentais pas des oiseaux du jardin... J'avais une volière avec des oiseaux de prix ; une fois, tu es entré dedans et tu les as tous abattus !

GASTON

Les oiseaux ? Des petits oiseaux ?

Mme RENAUD

Oui, oui.

GASTON

Quel âge avais-je ?

Mme RENAUD

Sept ans, neuf ans peut-être...

GASTON secoue la tête.

Ce n'est pas moi.

Mme RENAUD

Mais si, mais si...

GASTON

Non. A sept ans, j'allais dans le jardin avec des mies de pain, au contraire, et j'appelais les moineaux pour qu'ils viennent picorer dans ma main.

GEORGES

Les malheureux, mais tu leur aurais tordu le cou !

Mme RENAUD

Et le chien auquel il a cassé la patte avec une pierre ?

GEORGES

Et la souris qu'il promenait au bout d'une ficelle ?

Mme RENAUD

Et les écureuils, plus tard, les belettes, les putois. En as-tu tué, mon Dieu, de ces petites bêtes ! tu faisais empailler les plus belles ; il y en a toute une collection là-haut, il faudra que je te les fasse descendre.

Elle fouille dans la malle.

Voilà tes couteaux, tes premières carabines...

GASTON, fouillant aussi.

Il n'y a pas de polichinelles, d'arche de Noé ?

Mme RENAUD

Tout petit, tu n'as plus voulu que des jouets scientifiques. Voilà tes gyroscopes, tes éprouvettes, tes électroaimants, tes cornues, ta grue mécanique.

GEORGES

Nous voulions faire de toi un brillant ingénieur.

GASTON pouffe.

De moi ?

Mme RENAUD

Mais, ce qui te plaisait le plus, c'était tes livres de géographie ! Tu étais d'ailleurs toujours le premier en géographie...

GEORGES

A dix ans, tu récitais tes départements à l'envers !

GASTON

A l'envers... Il est vrai que j'ai perdu la mémoire... J'ai pourtant essayé à l'asile. Eh bien, même à l'endroit... Laissons cette malle à surprise. Je crois qu'elle ne nous apprendra rien. Je ne vois pas tout comme cela, enfant.

Il a fermé la malle, il erre dans la pièce, touche les objets, s'assoit dans les fauteuils. Il demande soudain.

Il avait un ami, ce petit garçon ? Un autre garçon qui ne le quittait pas et avec lequel il échangeait ses problèmes et ses timbres-poste ?

Mme RENAUD, volubile.

Mais naturellement, naturellement. Tu avais beaucoup de camarades. Tu penses, avec le collège et le patronage !...

GASTON

Oui, mais... pas les camarades. Un ami... Vous voyez, avant de vous demander quelles femmes ont été les miennes...

Mme RENAUD, choquée.

Oh ! tu étais si jeune, Jacques, quand tu es parti !

GASTON sourit.

Je vous le demanderai quand même... Mais, avant de vous demander cela, il me paraît beaucoup plus urgent de vous demander quel ami a été le mien.


CINQUIÈME TABLEAU

La chambre de Jacques. Les persiennes sont fermées, l'ombre est rayée de lumière. C'est le matin. Gaston est couché dans le lit, il dort. Le maître d'hôtel et le valet de chambre sont en train d'apporter dans la pièce des animaux empaillés qu'ils disposent autour du lit. La duchesse et Mme Renaud dirigent les opérations du couloir. Tout se joue en chuchotements et sur la pointe des pieds.

LE MAÎTRE D'HÔTEL

Nous les posons également autour du lit, Madame la duchesse ?

LA DUCHESSE

Oui, oui, autour du lit, qu'en ouvrant les yeux, il les voie tous en même temps.

Mme RENAUD

Ah ! si la vue de ces petits animaux pouvait le faire revenir à lui !

LA DUCHESSE

Cela peut le frapper beaucoup.

Mme RENAUD

Il aimait tant les traquer ! Il montait sur les arbres à des hauteurs vertigineuses pour mettre de la glu sur les branches.

LA DUCHESSE, au maître d'hôtel.

Mettez-en un sur l'oreiller, tout près de lui. Sur l'oreiller, oui, oui, sur l'oreiller.

LE MAÎTRE D'HÔTEL

Madame la duchesse ne craint pas qu'il ait peur en s'éveillant de voir cette bestiole si près de son visage ?

LA DUCHESSE

Excellente, la peur, dans son cas, mon ami. Excellente.

Elle revient à Mme Renaud.

Ah ! je ne vous cacherai pas que je suis dévorée d'inquiétude, Madame ! J'ai pu calmer ces gens, hier soir, en leur disant qu'Huspar et mon petit Albert seraient ici ce matin à la première heure ; mais qui sait si nous arriverons à nous en débarrasser sans dégâts ?...

[...]

LA DUCHESSE

[...]

Le valet de chambre passe près d'elle avec des écureuils empaillés. Elle le suit des yeux.

Mais c'est ravissant une peau d'écureuil ! Comment se fait-il qu'on n'ait jamais pensé à en faire des manteaux ?

Mme RENAUD, ahurie.

Je ne sais pas.

LE VALET DE CHAMBRE

Ça doit être trop petit.

LE MAÎTRE D'HÔTEL, qui surveille la porte.

Attention, Monsieur a bougé !

LA DUCHESSE

Ne nous montrons surtout pas.

Au maître d'hôtel.

Ouvrez les persiennes.

Pleine lumière dans la chambre. Gaston a ouvert les yeux. Il voit quelque chose tout près de son visage. Il recule, se dresse sur son séant.

GASTON

Qu'est-ce que c'est ?

Il se voit entouré de belettes, de putois, d'écureuils empaillés, il a les yeux exorbités, il crie :

Mais qu'est-ce que c'est que toutes ces bêtes ? Qu'est-ce qu'elles me veulent ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL s'avance.

Elles sont empaillées, Monsieur. Ce sont les petites bêtes que Monsieur s'amusait à tuer. Monsieur ne les reconnaît donc pas ?

GASTON crie d'une voix rauque.

Je n'ai jamais tué de bêtes !

Il s'est levé, le valet s'est précipité avec sa robe de chambre. Ils passent tous deux dans la salle de bains. Mais Gaston ressort et revient aussitôt aux bêtes.

Comment les prenait-il ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL

Que Monsieur se rappelle les pièges d'acier qu'il choisissait longuement sur le catalogue de la Manufacture d'Armes et Cycles de Saint-Étienne... Pour certaines, Monsieur préférait se servie de la glu.

GASTON

Elles n'étaient pas encore mortes quand il les trouvait ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL

Généralement pas, Monsieur. Monsieur les achevait avec son couteau de chasse. Monsieur était très adroit pour cela.

GASTON, après un silence.

Qu'est-ce qu'on peut faire pour des bêtes mortes ?

Il a vers elles un geste timide qui n'ose pas être une caresse, il rêve un instant.

Quelles caresses sur ces peaux tendues, séchées ? J'irai jeter des noisettes et des morceaux de pain à d'autres écureuils , tous les jours. Je défendrai, partout où la terre m'appartiendra, qu'on fasse la plus légère peine aux belettes... Mais comment consolerai-je celles-ci de la longue nuit où elles ont eu mal et peur sans comprendre, leur patte retenue dans cette mâchoire immobile ?

LE MAÎTRE D'HÔTEL

Oh ! il ne faut pas que Monsieur se peine à ce point. Ce n'est pas bien grave, des bestioles ; et puis, en somme maintenant, c'est passé.

GASTON répète.

C'est passé. Et même si j'étais assez puissant à présent pour rendre à jamais heureuse la race des petits animaux des bois... Vous l'avez dit : c'est passé.

 

Jean Anouilh, Le voyageur sans bagage, extraits des Tableaux III et V, 1937.

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Dernière mise à jour le : 11/05/2002